Complexités et paradoxes dans l’histoire de l’Église

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La nomination de Mgr Victor Manuel Fernandez comme préfet de la Congrégation de la Foi a une grande portée symbolique et représente en quelque sorte l’achèvement du pontificat du pape François, qui a voulu donner un signal clair à ceux qui, le 24 novembre 2022, lors de la rencontre avec les membres de la Commission Théologique Internationale, il a appellé les “indietristes” de l’Église.

La nomination de 21 cardinaux, dont Mgr Fernandez lui-même, au consistoire qui précédera l’ouverture du Synode sur la synodalité en septembre est un autre signe dans ce sens. Le pape veut s’assurer que la direction qu’il a imprimée à l’Église ne sera pas modifiée par son successeur car «il n’y a pas de retour en arrière possible». 

Ceux qui sont convaincus que les derniers choix du pape François sont l’expression d’une rupture radicale avec les pontificats qui l’ont précédé, ont-ils donc raison? François est-il le pire pape de l’histoire, voire, comme certains le pensent, un antipape?

Pour l’historien, la réalité est plus complexe. Les moments de rupture avec la Tradition de l’Église ont été nombreux au cours des soixante dernières années, mais le premier et le plus éloquent renversement de perspective remonte, à mon avis, au discours de Jean XXIII, Gaudet mater Ecclesia, qui a ouvert le Concile Vatican II le 11 octobre 1962. 

Le ton de la lettre du pape François au nouveau préfet de la Congrégation pour la foi, Mgr Fernandez, présente des assonances remarquables, dans le langage et le contenu, avec ce document. Dans le passage central de l’allocution Gaudet mater Ecclesia, Jean XXIII expliquait que le Concile avait été convoqué non pour condamner des erreurs ou formuler de nouveaux dogmes, mais pour proposer, dans le langage adapté aux temps nouveaux, l’enseignement traditionnel de l’Eglise. Jean XXIII affirmait que «pour ce qui regarde, l’heure présente, l’Epouse du Christ aime à employer le remède de la miséricorde plutôt que d’user des armes de la sévérité; elle croit que, au lieu de condamner, c’est en montrant mieux la valeur de la doctrine qu’il faut parer aux besoins actuels.  (…). Autre chose est, en effet, le dépôt de la Foi en lui-même, c’est-à-dire les vérités contenues dans notre doctrine vénérable et autre chose la façon de les énoncer tout en gardant l’identité de sens et d’enseignement. C’est à ce mode d’expression qu’il faudra attacher grande importance ; si c’est nécessaire, il faudra travailler avec patience à son élaboration ; il y aura lieu en effet d’introduire des méthodes d’exposition qui correspondent mieux à un magistère dont le caractère est surtout pastoral». 

Jean XXIII attribua au Concile qui s’ouvrait alors une note spécifique: son caractère pastoral. Les historiens de l’École de Bologne définissent la dimension pastorale de Vatican II comme étant “constitutive”. La forme pastorale devenait la forme du Magistère par excellence. Au début, ce n’était pas évident pour tout le monde, mais dans les mois et les années qui ont suivi, il est devenu clair que le discours de Jean XXIII était le manifeste d’une nouvelle ecclésiologie. Et cette ecclésiologie, selon les théologiens les plus progressistes, devait être le fondement d’une nouvelle Église, par opposition à l’Église “constantinienne” de Pie XII. Une Église non plus militante, non plus définitoire et assertive, mais itinérante et dialoguante : une Église synodale.

Dans la nouvelle perspective, le Saint-Office, qui avait été pendant des siècles le rempart de l’Église contre les erreurs qui l’attaquaient, n’avait plus de raison d’être, ou en tout cas devait changer de mission. C’est dans cette perspective que s’inscrit ce qui s’est passé le 8 novembre 1963 dans la salle du Conseil (R. de Mattei, Vatican II. Une histoire à écrire, Muller Editions, Paris 2013, p. 211-212).

Ce jour-là, le cardinal-archevêque de Cologne Josef Frings (1877-1978) demande la parole. À la surprise générale, Frings lance une violente attaque contre le Saint-Office, dirigé par le cardinal Alfredo Ottaviani (1890-1979). Frings dénonce les “méthodes immorales” du Saint-Office devant tous les évêques de l’Église réunis sous la présidence du Pape, en déclarant que sa procédure «n’est plus adaptée à notre époque, nuit à l’Église et est un objet de scandale pour beaucoup». 

Le cardinal Ottaviani a répondu par un discours vibrant dans lequel il a défendu la mission du Saint-Office. «Qu’il me soit permis de protester hautement contre les paroles qui ont été prononcées contre la suprême Congrégation du Saint-Office, dont le chef est le Souverain pontife. Les paroles qui viennent d’être prononcées prouvent une grave ignorance – je m’abstiens, par révérence, d’utiliser un autre terme – de la procédure du Saint-Office».

L’affrontement entre Frings et Ottaviani a été, selon l’historien Mgr Hubert Jedin, «l’une des scènes les plus émouvantes de tout le Concile» (Il Concilio Vaticano II sotto il profilo storico, in Chiesa della fede, Chiesa della storia, Morcelliana, Brescia 1972, p. 314). Josef Frings n’était pas seulement l’archevêque de Cologne : il était le président de la Conférence épiscopale allemande et l’un des représentants les plus influents de l’alliance des évêques d’Europe centrale s’opposant à la ligne conservatrice. Le cardinal Ottaviani était le membre le plus éminent de la Curie, à la tête d’une Congrégation qualifiée de “Suprême” en raison de son importance primordiale, dont le préfet était le Pape et non Ottaviani.  Mais Paul VI ne défend pas publiquement le Saint-Office et accrédite même la position de Frings.

Trois ans plus tard, en 1968, le cardinal Frings prend la tête de la protestation des évêques d’Europe centrale contre l’encyclique Humanae Vitae de Paul VI. Le professeur Josef Ratzinger, qui avait été l’inspirateur et le rédacteur fantôme du cardinal Frings lors du Concile, comme Mgr Victor Fernández l’a été pour le Pape François, commence alors à prendre les distances avec l’aile la plus progressiste de l’Église et fonde la revue Communio avec Hans von Balthasar, Henri de Lubac et Walter Kasper en 1972. Après avoir été nommé archevêque de Munich et cardinal, il est nommé en 1981, par Jean-Paul II, préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, qu’il a dirigée pendant 24 ans. Le théologien du cardinal Frings est devenu le chef de la Congrégation que Frings avait publiquement attaquée lors du Concile. 

Paul VI a clôturé les travaux du Concile Vatican II le 8 décembre 1965. La “réforme” de la Curie fut la première initiative de Paul VI pour mettre en œuvre la révolution conciliaire initiée par Jean XXIII. L’édifice curial construit au fil des siècles par les précédents pontifes fut systématiquement démoli par Paul VI. Pour commencer, il fallait un événement symbolique : la transformation de la Congrégation du Saint-Office, qui fut renouvelée, même de nom, à la veille de la clôture du Concile, avec le motu proprio Integrae servandae. Dans l’après-midi du 6 décembre 1965, L’Osservatore Romano publie le décret abolissant l’Index des livres interdits et transformant le Saint-Office en Congrégation pour la Doctrine de la Foi, affirmant qu’«il semble désormais préférable que la défense de la foi passe par l’engagement de promouvoir la doctrine». 

Paul VI nomme le théologien belge Charles Moeller (1912-1986), champion du progressisme œcuménique, sous-secrétaire de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi. «Moeller, écrit Congar dans son Journal, c’est l’oecuménisme à 100%, c’est l’ouverture à l’homme, l’intérêt pour sa recherche, pour la culture, c’est le dialogue» (Diario del Concilio (1960-1966), San Paolo, Cinisello Balsamo 2005, vol. II, pp. 434-435). 

Congar lui-même a uriné à deux reprises, en 1946 et 1954, sur la porte du Saint-Office, en signe de mépris à l’égard de l’institution suprême de l’Église (Journal d’un théologien (1946-1954), Editions du Cerf, Paris 2000, pp. 88, 293). Il a ensuite été créé cardinal par Jean-Paul II le 26 novembre 1994.

C’est dire combien l’histoire est complexe et parfois paradoxale, pleine d’événements qui, sur le plan symbolique, ne sont pas moins mémorables que la nomination de Mgr Fernández par le pape François.