Il y a un pape et un seul

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Parmi les nombreuses déclarations que le pape François a faites dans des domaines très divers, ces derniers temps, il y en a une qui mérite que l’on en examine toute la portée. Au cours de la conférence de presse qu’il a tenue, le 18 août 2014, alors qu’il se trouvait à bord de l’avion qui le ramenait en Italie au terme de sa visite en Corée, le pape a notamment déclaré :

« Je pense que le pape émérite n’est pas une exception, mais après tant de siècles, c’est le premier émérite. […] Il y a 70 ans, les évêques émérites étaient aussi une exception, ils n’existaient pas. Aujourd’hui, les évêques émérites sont une institution. Je pense que le ‘pape émérite’ est déjà une institution. Pourquoi ? Parce que notre vie s’allonge et, à un certain âge, il n’y a plus la capacité de bien gouverner, parce que le corps se fatigue ; la santé est peut-être bonne, mais il n’y a plus la capacité d’affronter tous les problèmes d’un gouvernement comme celui de l’Église. Et je pense que le pape Benoît XVI a fait ce geste qui, de fait, institue les papes émérites. Je le répète : peut-être l’un ou l’autre théologien me dira que ce n’est pas juste, mais moi je pense ainsi. Les siècles diront si c’est ainsi ou non, nous verrons. Vous me direz : ‘Et si vous, vous ne sentez plus la force, un jour, de continuer ?’. Je ferais de même, je ferais de même ! Je prierais beaucoup, mais je ferais de même. Il a ouvert une porte qui est institutionnelle et non pas exceptionnelle ».

L’institutionnalisation du personnage qu’est le pape émérite semble donc être un fait acquis. Certains auteurs catholiques – on peut citer Antonio Socci, Vittorio Messori et le père Ariel Levi di Gualdo – ont soulevé le problème posé par cette situation inédite, qui paraît accréditer l’existence d’une “dyarchie” pontificale. Or, paradoxalement, cette coupure révolutionnaire par rapport à la tradition théologique et juridique de l’Église a été réalisée précisément par le pape même de “l’herméneutique de la réforme dans la continuité”.

Ce n’est pas un hasard si « l’école de Bologne », qui s’est toujours distinguée par son opposition à Benoît XVI, a salué avec satisfaction la renonciation de celui-ci au pontificat. Elle l’a fait non seulement en raison de la sortie de scène d’un souverain pontife auquel elle n’était pas favorable, mais précisément en raison de la “réforme de la papauté” qu’il allait inaugurer par sa décision de prendre le titre de pape émérite. L’herméneutique “continuiste” de Benoît XVI s’est ainsi renversée en un geste de forte discontinuité, historique et théologique.

La discontinuité historique est le résultat de la rareté de l’abdication d’un pape, au cours des deux mille ans d’histoire de l’Église. Mais la discontinuité théologique consiste justement dans l’intention d’institutionnaliser le personnage qu’est le pape émérite.

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Ce sont principalement des auteurs d’orientation progressiste qui, les premiers, se sont dépêchés de fournir une justification théorique de cette nouveauté. On peut citer parmi eux le père Stefano Violi, professeur de droit canonique à la faculté de théologie d’Émilie-Romagne, qui l’a fait dans son essai « La rinuncia di Benedetto XVI tra storia, diritto e coscienza » (“Rivista teologica di Lugano”, XVIII, 2, 2013, pp. 155-166). Ou encore Valerio Gigliotti, professeur de droit européen à l’Université de Turin, dans le chapitre de conclusion de son livre « La tiara deposta. La rinuncia al papato nella storia del diritto e della Chiesa » (éditions Leo S. Olschki, Florence, 2013, pp. 387-432).

D’après Violi, Benoît XVI distingue, dans la « Declaratio » par laquelle il a annoncé son abdication le 11 février 2013, le ministère pétrinien, « munus », dont l’essence serait éminemment spirituelle, de son administration ou exercice.

“Ses forces – écrit Violi – lui apparaissent comme étant désormais inadaptées à l’administration du ‘munus’, mais pas au ‘munus’ lui-même”. La preuve de l’essence spirituelle du « munus » serait apportée par les mots suivants de la « Declaratio » de Benoît XVI : “Je suis bien conscient que ce ministère (munus), en raison de son essence spirituelle, doit être accompli (exequendum) non seulement par les œuvres et par la parole, mais aussi, et pas moins, par la souffrance et par la prière”.

Violi estime que, dans ce passage, Benoît XVI établit une distinction non seulement entre « munus » et « executio muneris », mais également entre une « executio » administrativo-ministérielle qui est accomplie par les œuvres et par la parole (« agendo et loquendo ») et une « executio » qui s’exprime par la prière et la souffrance (« orando et patiendo »). Benoît XVI indiquerait ainsi qu’il a renoncé à l’exercice actif du ministère, mais pas à la charge, au « munus » du pontificat : “Ce qui fait l’objet de la renonciation irrévocable, en effet, c’est l’’executio muneris’ par les œuvres et la parole (‘agendo et loquendo’) et non pas le ‘munus’ qui lui a été confié une fois pour toutes”. Gigliotti estime lui aussi que Benoît XVI, en cessant d’être souverain pontife, a adopté un nouveau statut juridique et personnel.

D’après lui, la scission établie entre un attribut traditionnel, la « potestas », et un attribut nouveau, le « servitium », entre la dimension juridique du pontificat et sa dimension spirituelle, aurait ouvert la voie “à une nouvelle dimension mystique du service au peuple de Dieu dans la communion et dans la charité”. De la « plenitudo potestatis » on passerait alors à une « plenitudo caritatis » du pape émérite : un statut “qui vient en troisième position par rapport à celui qui est antérieur à l’élévation au siège de Pierre et à celui de dirigeant suprême de l’Église : c’est le ‘troisième corps du pape’, celui de la continuité opérationnelle au service de l’Église au moyen de la voie contemplative”.

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À mon avis, les admirateurs de Benoît XVI doivent repousser la tentation d’accréditer ces thèses dans le but de les tourner à leur avantage. En effet certains catholiques de tendance conservatrice commencent déjà à murmurer que, en cas d’aggravation de la crise religieuse qui est en cours, l’existence de deux papes permettrait d’opposer le pape émérite Benoît XVI au pape en exercice François. Il s’agit là d’une position différente de celle des sédévacantistes, mais elle est caractérisée par la même faiblesse théologique.

Ce qu’il faut regarder, dans les périodes de crise, ce n’est pas les hommes, qui sont des créatures fragiles et passagères, mais les institutions et les principes indestructibles de l’Église. La papauté – en laquelle, à de nombreux points de vue, se concentre l’Église catholique – est fondée sur une théologie dont il est nécessaire de retrouver les éléments fondamentaux. Il y a surtout un point dont on ne peut pas faire abstraction. La doctrine commune de l’Église a toujours établi une distinction entre un pouvoir d’ordre et un pouvoir de juridiction. Le premier est reçu à travers les sacrements, le second est reçu par mission divine, dans le cas du pape, ou par mission canonique dans celui des évêques et des prêtres. Le pouvoir de juridiction provient directement de Pierre, qui l’a lui-même reçu directement de Jésus-Christ ; tous les autres qui le reçoivent dans l’Église le reçoivent du Christ à travers son vicaire, « ut sit unitas in corpore apostolico » (Saint Thomas d’Aquin, « Ad Gentes » IV c. 7).

Par conséquent le pape n’est pas un super-évêque et il n’est pas non plus le point d’arrivée d’une ligne sacramentelle qui partirait du simple prêtre, passerait par l’évêque et monterait jusqu’au souverain pontife. L’épiscopat constitue la plénitude sacramentelle de l’ordre et il n’existe donc aucun caractère supérieur qui puisse être imprimé au-dessus de l’évêque. En tant qu’évêque, le pape est semblable à tous les autres évêques.

L’élément qui fait que le pape est au-dessus de tous les autres évêques, c’est la mission divine qui, à partir de Pierre, se transmet à chacun de ses successeurs, non pas par voie héréditaire, mais à travers une élection légitimement accomplie et librement acceptée. En réalité, celui qui accède à la chaire de Pierre pourrait tout aussi bien être un simple prêtre, ou même carrément un laïc, qui, une fois qu’il aura été élu, sera consacré évêque, mais qui est pape non pas à partir du moment où il reçoit la consécration épiscopale, mais à partir de l’acte par lequel il accepte le pontificat.

La primauté du pape est non pas sacramentelle mais juridique. Elle est le plein pouvoir de faire paître, de régir et de gouverner toute l’Église, autrement dit le pouvoir de juridiction suprême, ordinaire, immédiat, universel et indépendant de toute autre autorité terrestre (art. 3 de la constitution dogmatique « Pastor Æternus » du concile Vatican I).

Le pape, en un mot, est celui qui détient le pouvoir suprême de juridiction, la « plenitudo potestatis », parce qu’il gouverne l’Église. C’est pour cette raison que le successeur de Pierre est en premier lieu pape et ensuite évêque de Rome. Il est évêque de Rome parce qu’il est pape et non pas pape parce qu’il est évêque de Rome.

Le pape cesse ordinairement d’exercer sa charge lorsqu’il meurt, mais son pouvoir de juridiction n’est pas indélébile et il ne lui est pas impossible d’y renoncer. En ce qui concerne le gouvernement suprême de l’Église, il existe en effet ce que l’on appelle des cas d’exception, qui ont été étudiés par les théologiens, tels que l’hérésie, l’infirmité physique et morale, la renonciation (cf. mon essai « Vicario di Cristo. Il primato di Pietro tra normalità ed eccezione » [« Vicaire du Christ. La primauté de Pierre entre normalité et exception »], éditions Fede e Cultura, Vérone, 2013, pp. 106-138).

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Le cas de la renonciation a été traité surtout après que Célestin V, pape du 29 août au 13 décembre 1294, eut abdiqué le pontificat. À cette occasion, un débat théologique s’ouvrit entre ceux qui considéraient que cette renonciation était invalide et ceux qui soutenaient qu’elle était fondée aux points de vue juridique et théologique.

Parmi les nombreuses voix qui s’élevèrent alors pour réaffirmer la doctrine commune de l’Église, il faut rappeler celle de Gilles de Rome (1243-1316), qui est l’auteur d’un traité « De renunciatione papæ » publié justement à cette époque-là, et celle de son disciple Augustin d’Ancône (1275-1328), qui nous a laissé une imposante « Summa de potestate ecclesiastica », dans laquelle le problème de la renonciation (q. IV) et celui de la déposition du pape (q. V) sont abondamment traités. Ermites de Saint Augustin l’un et l’autre mais également élèves de saint Thomas d’Aquin, ils sont encore considérés comme des auteurs pleinement orthodoxes, comptant parmi les défenseurs les plus convaincus de la primauté de juridiction du souverain pontife face aux prétentions du roi de France et à celles de l’empereur germanique de cette époque.

Sur les traces du Docteur Angélique (Summa Theologica, 2-2ae, q. 39, a. 3), ils expliquent la différence entre « potestas ordinis » et « potestas jurisdictionis ». La première, qui découle du sacrement de l’ordre, présente un caractère indélébile et elle n’est pas sujette à renonciation. La seconde est de nature juridique et, n’étant pas marquée du caractère indélébile propre à l’ordre sacré, elle est sujette à disparition en cas d’hérésie, de renonciation, ou de déposition. Gilles rappelle la différence qui existe entre « cessio » et « depositio », le souverain pontife ne pouvant être soumis à la seconde de ces deux éventualités que dans le cas d’une hérésie grave et persistante. La preuve décisive du fait que la « potestas papalis » ne marque pas d’un caractère indélébile, c’est le fait que, “s’il en était ainsi, il ne pourrait pas y avoir de succession apostolique aussi longtemps qu’un pape hérétique resterait en vie” (Gigliotti, p. 250).

On peut considérer que cette doctrine, qui a également été la pratique commune de l’Église pendant vingt siècles, est de droit divin et que, de ce fait, elle ne peut pas être modifiée.

Le concile Vatican II n’a pas rejeté d’une manière explicite le concept de la « potestas », mais il l’a mis de côté et il l’a remplacé par un nouveau concept équivoque, celui du « munus ». L’article 21 de la constitution « Lumen Gentium », d’autre part, semble enseigner que la consécration épiscopale confère non seulement la plénitude de l’ordre, mais également la charge d’enseigner et de gouverner, alors que, dans toute l’histoire de l’Église, l’acte de la consécration épiscopale a été distingué de celui de la nomination, autrement dit de l’attribution de la mission canonique.

Cette équivoque est en cohérence avec l’ecclésiologie des théologiens du concile et de l’après-concile (Congar, Ratzinger, de Lubac, Balthasar, Rahner, Schillebeeckx…) qui ont voulu réduire la mission de l’Église à une fonction sacramentelle, en ramenant à de justes proportions l’aspect juridique.

Le théologien Joseph Ratzinger, par exemple, bien que ne partageant pas la conception de Hans Küng d’une Église charismatique et désinstitutionnalisée, s’est éloigné da la tradition lorsqu’il a vu dans la primauté de Pierre la plénitude du ministère apostolique, associant le caractère ministériel et le caractère sacramentel (J. Auer – J. Ratzinger, « La Chiesa universale sacramento di salvezza » [L’Église universelle sacrement du salut], éditions Cittadella, Assise, 1988).

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Cette conception sacramentelle et non pas juridique de l’Église transparaît aujourd’hui sous la forme du pape émérite.

Si, lorsqu’un pape renonce au souverain pontificat, il conserve le titre de pape émérite, cela veut dire que, dans une certaine mesure, il reste pape. En effet il est clair que, dans la définition, le substantif l’emporte sur l’adjectif. Mais pourquoi est-il encore pape après son abdication ? L’unique explication possible est que l’élection pontificale lui aurait conféré un caractère indélébile, qui ne disparaîtrait pas en cas de renonciation. L’abdication présupposerait, dans ce cas, la cession de l’exercice du pouvoir, mais pas la disparition du caractère pontifical. Ce caractère indélébile qui est attribué au pontificat peut, à son tour, être expliqué uniquement par une vision ecclésiologique qui subordonnerait la dimension juridique du pontificat à sa dimension sacramentelle.

Il est possible que Benoît XVI partage cette opinion, qui a été exposée par Violi et par Gigliotti dans leurs essais. Mais l’éventualité qu’il se soit approprié la thèse de la sacramentalité du pontificat ne signifie pas que celle-ci soit vraie. Il n’existe pas – sinon dans la fantaisie de quelques théologiens – un pontificat spirituel qui serait distinct du pontificat juridique. Si le pape est, par définition, celui qui gouverne l’Église, il renonce au pontificat dans le cas où il renonce à gouverner. Le pontificat n’est pas un état spirituel, ou sacramentel, mais une “charge”, ou plus exactement une institution.

La tradition et la pratique de l’Église affirment de manière claire qu’il y a un pape et un seul, et que son pouvoir est indissolublement lié à son unicité. Mettre en doute le principe monarchique qui régit l’Église, cela signifierait soumettre le Corps Mystique à une intolérable déchirure. Ce qui distingue l’Église catholique de n’importe quelle autre église ou religion, c’est précisément l’existence d’un principe unitaire incarné en une personne et institué directement par Dieu. Alors que la distinction établie entre le gouvernement et l’exercice du gouvernement est inapplicable à la charge pontificale, elle pourrait, à la rigueur, être utile pour comprendre la différence existant entre Jésus-Christ qui gouverne l’Église de manière invisible et son vicaire qui exerce, par délégation divine, le gouvernement visible.

L’Église a un unique chef et fondateur, qui est Jésus-Christ. Le pape est le vicaire de Jésus-Christ, Homme-Dieu. Cependant, à la différence du fondateur de l’Église, qui est parfait dans ses deux natures, humaine et divine, le pontife romain est quant à lui un être uniquement humain, qui n’est pas pourvu des caractéristiques de la divinité. Aujourd’hui, nous avons tendance à diviniser, à absolutiser ce qu’il y a d’humain dans l’Église : les ecclésiastiques. Et nous avons, au contraire, tendance à humaniser, à relativiser, ce qui, dans l’Église, est divin : sa foi, ses sacrements, sa tradition. De cette erreur résultent de graves conséquences, y compris sur le plan psychologique et spirituel.

Le pape est une créature humaine, même si celle-ci est investie d’une mission divine. L’impeccabilité ne lui a pas été attribuée et l’infaillibilité est un charisme qu’il ne peut exercer que dans des conditions précises. Il peut se tromper du point de vue politique, du point de vue pastoral et même du point de vue doctrinal, lorsqu’il ne s’exprime pas « ex cathedra » et lorsqu’il ne repropose pas le magistère pérenne et immuable de l’Église. Cela n’empêche pas qu’il faille rendre au pape les plus grands honneurs qui puissent être attribués à un homme et qu’il faille avoir un authentique dévouement envers sa personne, comme l’ont toujours fait les saints.

On peut discuter à propos des intentions de Benoît XVI et de son ecclésiologie, mais il est certain qu’il n’est possible d’avoir qu’un seul pape à la fois et que ce pape, jusqu’à preuve du contraire, c’est François, qui a été légitimement élu le 13 mars 2013. Le pape François peut être critiqué, et même sévèrement, avec tout le respect qui lui est dû, mais il doit être considéré comme le souverain pontife jusqu’à sa mort ou jusqu’à une éventuelle cessation de son pontificat. Benoît XVI a renoncé non pas à une partie du pontificat, mais à la totalité du pontificat ; quant à François, ce n’est pas un pape à temps partiel : il est entièrement pape.

Comment il exerce son pouvoir, c’est, bien entendu, une autre question. Mais, dans ce cas aussi, la théologie et le « sensus fidei » nous offrent les outils nécessaires pour résoudre tous les problèmes théologiques et canoniques qui pourraient se présenter à l’avenir.