La guerre est-elle toujours injuste ?

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Cristiana de Magistris a bien expliqué en quoi consiste la paix chrétienne. L’impératif moral de l’Église est la paix, qui est un précepte de droit divin. La paix, cependant, n’est pas la simple absence de guerre, mais elle est fondée sur l’ordre établi par Dieu, et seul l’État qui promeut, ou du moins respecte, cet ordre peut jouir de la tranquillité politique et sociale.

Pour obtenir la paix, il n’est donc pas nécessaire de faire appel à une idée purement humaine de fraternité entre les hommes. Souvent, en effet, c’est le résultat inverse qui est obtenu. Le XXsiècle, le plus sanglant de l’histoire, s’est ouvert sous la bannière des mythes de la paix et de la fraternité universelle, mais déjà Benoît XV, alors que la Première Guerre mondiale éclatait, mettait en garde : «Jamais peut-être on n’a parlé de la fraternité humaine plus qu’aujourd’hui. (…) La vérité est cependant celle-ci : jamais la fraternité humaine n’a été aussi méconnue qu’à l’heure actuelle» (Encyclique Ad Beatissimi, 1er novembre 1914). Il ne suffit pas non plus de confier la réalisation de la paix à des instruments humains pour l’obtenir. Pie XI, dans son encyclique Caritate Christi compulsi du 3 mai 1932, mettait en garde contre le fait que «les traités de paix, ni les pactes les plus solennels, ni les réunions ou conférences internationales, ni les efforts les plus nobles et les plus désintéressés de tout homme d’État, ne sont d’aucune utilité si les droits sacrés de la loi naturelle et divine ne sont pas d’abord reconnus».

Si nous sommes tous frères, demande saint Jacques, pourquoi les guerres et les querelles ? A cette question, l’Apôtre lui-même répond que «les guerres et les querelles proviennent des convoitises qui agitent les membres des hommes» (Jc 4,1). Tout désordre, individuel et collectif, provient des passions désordonnées, qui comprennent toutes les impulsions au péché qui existent dans l’homme en conséquence du péché originel et de la triple concupiscence dénoncée par l’Évangile : celle de la chair, celle des yeux et l’orgueil de la vie (1 Jn 2,16). Ces tendances profondes sont à l’origine des guerres, des révolutions et de tous les cataclysmes sociaux. Le Magistère de l’Église enseigne que les causes profondes et véritables de la guerre ne sont pas politiques ou économiques, mais spirituelles et morales, et remontent à la violation de l’ordre naturel et chrétien : en un mot, à l’abandon de la loi de Dieu dans la vie individuelle, nationale et internationale.

Pie XII, dans son encyclique Summi Pontificatus du 20 octobre 1939, enseigne que «la racine profonde et ultime des maux que nous déplorons dans la société moderne est la négation et le rejet d’une norme de moralité universelle, tant dans la vie individuelle que dans la vie sociale et les relations internationales ; en d’autres termes, le mépris, si répandu à notre époque, et l’oubli de la loi naturelle elle-même, qui trouve son fondement en Dieu, créateur tout-puissant et père de tous, législateur suprême et absolu, juge omniscient et juste des actions humaines».  La paix, rappelle Jean-Paul II, trouve son fondement dans «l’ordre rationnel et moral» de la société, fondé sur Dieu (Message pour la Journée mondiale de la paix, 1er janvier 1982).

Le relativisme, qui s’oppose à la loi naturelle et divine, est la cause de toutes les tensions et révoltes sociales. Selon la vision relativiste dominante aujourd’hui, il n’existe en fait aucune norme morale universelle, mais la seule loi est l’autodétermination des individus et des États. Une fois l’ordre naturel perturbé, la loi du droit est remplacée par la loi de la force, ou plutôt la loi de la violence, car c’est précisément le respect ou la transgression de la loi qui distingue la force de la violence. L’usage de la force peut être légitime si la loi l’exige. Toute guerre n’est pas en soi injuste, explique le théologien Francisco Suarez (1548-1617) qui consacre à ce sujet la Disputatio XIII de son Traité De Charitate. Que la guerre, écrit Suarez, «ne soit pas en soi intrinsèquement mauvaise, ni interdite aux chrétiens, est une vérité de foi contenue dans l’Écriture Sainte, car dans l’Ancien Testament, les guerres entreprises par des hommes très saints sont louées : “Béni soit Abram par le Dieu Très Haut, maître du ciel et de la terre! Béni soit le Dieu Très Haut, qui a livré tes ennemis entre tes mains” (Gn 14,19-20). Des passages similaires peuvent être lus à propos de Moïse, Josué, Samson, Gédéon, David, les Maccabées et d’autres, à qui Dieu a ordonné à plusieurs reprises de faire la guerre contre les ennemis des Juifs ; et saint Paul dit que ces Saints ont conquis des empires en faveur de la Foi. Cela est confirmé par d’autres témoignages des saints Pères cités par Gratien, ainsi que par saint Ambroise dans divers chapitres de son livre sur les devoirs».

La guerre défensive, distingue le théologien, est celle qui repousse une agression injuste pendant qu’elle est infligée. La guerre agressive ou offensive, en revanche, est celle qui est menée pour réparer une injustice qui a été commise. Le critère de la distinction ne concerne pas la justice ou l’injustice de la guerre, mais l’initiative du recours à la force : dans le premier cas, l’initiative est prise par celui qui commet l’injustice, et celui qui fait la guerre est obligé de se défendre ; dans le second, l’initiative est prise par celui qui a déjà subi l’injustice et qui, après avoir employé tous les moyens pour obtnir réparation, recourt à la force. La guerre agressive n’est donc pas nécessairement mauvaise en soi, «mais elle peut être honnête et nécessaire». A condition qu’il ne soit utilisé que lorsqu’aucun autre moyen ne peut être employé et que l’injustice que l’on cherche à réparer soit si grave qu’elle nécessite le recours à un moyen si lourd de conséquences.

L’Église a toujours enseigné la légitimité de la guerre menée pour une cause juste. Sa doctrine traditionnelle peut être résumée en ces termes : la guerre en elle-même, en tant que recours à la force, n’est ni intrinsèquement bonne ni intrinsèquement mauvaise : elle devient bonne ou mauvaise, juste ou injuste en fonction des fins qu’elle cherche à atteindre. La guerre est illégale pour ceux qui la font sans raison et de manière indue, mais elle est légale, voire, dans certains cas, légitime, pour ceux qui la font avec une raison valable et de manière appropriée. En particulier, la guerre défensive contre un agresseur injuste est toujours licite car les peuples ont, comme les individus, le droit naturel de se défendre.

Aujourd’hui, face à la réalité dramatique d’un conflit guerrier qui ensanglante l’Europe, la question fondamentale est de savoir s’il existe des biens spirituels et moraux d’une valeur telle qu’ils méritent d’être défendus même au prix de la souffrance des horreurs de la guerre moderne. Confronté au choix entre des biens légitimes, mais de qualité différente, tels que le bien-être matériel du peuple ou son patrimoine moral, l’homme de gouvernement devra toujours faire passer les biens supérieurs avant les biens inférieurs, même au prix du sacrifice de ces derniers dans une guerre. Pour les âmes chrétiennes, la guerre et la mort ne sont pas nécessairement le plus grand mal. La guerre, comme l’a observé Romano Amerio, n’est le dernier des maux que pour ceux qui adoptent la vision irréligieuse qui voit le bien suprême dans la vie, et non dans le but qui transcende la vie (Iota unum, Ricciardi, Milan-Naples 1985, p. 379). Pour ceux qui, au contraire, affirment la primauté de la vie de l’esprit sur la vie de la matière, la proportion entre les maux causés par la guerre et le bien qu’elle est destinée à protéger sera toujours en faveur du bien, tant que le droit revendiqué et offensé est important.

Le chrétien peut tolérer l’existence d’un mal, mais il ne le désire pas, ni ne le fait, même pour des raisons sérieuses, afin d’obtenir le bien. Dans le cas de la guerre, la fin reste le bien de la paix ; les moyens qu’il choisit pour atteindre cette fin, même s’ils doivent passer par les armes, doivent toujours être bons et justes. C’est seulement dans ce cas qu’une guerre peut être dite juste et aspirer à rétablir, avec justice, la paix : opus iustitiae pax (Is 32,17).